Le concept de reconstruction critique à Berlin

Publié le par Michèle Coquio

La reconstruction critique

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C’est à Berlin que se développe la contestation de l’effacement de la trame historique de la ville bombardée au profit d’une ville moderne hors- sol, l’opposition à la toute puissance du dogme de la modernité infrastructurelle, et surtout la mise au point de techniques alternatives de rénovation urbaine plus respectueuses à la fois de la dimension d’urbanité de la vie des habitants, de l’esthétique historique et de la morphologie urbaine qui s’y rattache.

Hans Stimmann, présent à Berlin presque sans interruption depuis les années 1970, avant de devenir directeur des services d’urbanisme de la ville entre le début des années 1990 et le milieu des années 2000, a été de tous ces combats et en incarne sous bien des aspects l’esprit, aux côtés par exemple d’un architecte comme Joseh Paul Kleihues.

 

La tâche qui se présente devant Stimmann est bien sûr énorme: penser la couture de la cicatrice du mur, préparer l’installation bientôt programmée du gouvernement fédéral, lotir de grandes portions de no man’s land, comme la Potsdamerplatz, pour en faire de la ville, étendre à l’Est les pratiques de la reconstruction critique, assainir les quartiers de logement social à l’Est, dont certains n’ont pourtant été livrés que quelques années auparavant, penser la symbolique architecturale de la nouvelle Allemagne dans sa future capitale (la Pariserplatz sera pour cela le terrain le plus exposé aux regards), et tant d’autres tâches encore, comme celle consistant à penser le remplissage des nombreux vides qui restent encore de la Guerre, même en plein centre (on pense à l’axe de la Friedrichstrasse).

 

L’extension à l’Est des méthodes de régénération urbaine mises au point au cours de la décennie précédente à l’Ouest est à première vue, au moins pour l’aspect de patrimonialisation des quartiers historiques, la dimension la plus consensuelle dans son contenu, au moins formel, de l’œuvre d’Hans Stimmann. Aidé en cela par l’afflux de subventions qui irrigue Berlin, et aussi par la grande mutation sociologique qui rapidement s’amorce de Mitte à Prenzlauerberg et Friedrichshain, voyant ces quartiers confirmer leur attrait pour une bourgeoisie culturelle branchée bientôt avide d’appartements rénovés, l’urbaniste sénatorial parvient à canaliser sans trop de peine un mouvement par ailleurs déjà amorcé avant la chute du mur. Traitement des cours intérieures, des façades, des passages, normes pour la rénovation des immeubles, extension des règles de circulation douce, l’ensemble paraît généralement cohérent d’un point de vue formel, si l’on excepte bien sûr l’hypothèque sociale de la gentrification et l’exclusion progressive du marché immobilier des couches sociales d’habitants de Berlin-Est n’ayant souvent pas retrouvé un accès au marché du travail et restant en masse confinés au statut de chômeurs.

 

D’une manière générale, et cette fois surtout pour Mitte, où de nombreux terrains vagues sont encore à construire 45 ans après les bombardements, les normes de 1991-1992, élaborées par Hans Stimmann et ses services façonnent l’image d’une ville ayant fait le choix résolu de se tourner vers une histoire ayant ses racines dans les XVIIIe et XIXe siècles, et non par exemple dans l’avant-garde berlinoise des années 1920, et encore moins dans un après-guerre honni. L’historicisme est sélectif, ciblé, et correspond à un dessein esthétique dont les échos idéologiques sont forts. Hauteurs, lignes verticales, alignements sont autant de contraintes au dessin des architectes qui forment un moule rigide mais efficace pour remodeler une impression urbaine référencée. La notion de bloc, ces îlots à la berlinoise qui constituent l’élément essentiel de la trame urbaine, et que depuis le plan Hobrecht au moins on avait construits avec des façades sur les quatre côtés, est également au centre de la pensée de l’urbaniste Stimmann. Le bloc assure au tissu urbain en cours de reconstitution une cohérence puissante. Pour Stimmann, redonner à la ville cet aspect si caractéristique d’un Berlin pré-1945 est un des points essentiels. Il s’inscrit en cela dans la continuité de l’IBA qui avait, à Kreuzberg, beaucoup travaillé sur la notion de bloc.

Stimmann appuie fortement l’esthétique de la pierre polie, ou Sandstein. On peut aussi voir dans cette idéologie un écho des prises de positions des décennies précédentes contre l’héritage de l’après-guerre. C’est ainsi que le long de la Friedrichstrasse s’étend le Berlin de Stimmann.

 

Quant à la Pariserplatz, en arrière d’une porte de Brandenburg à la symbolique urbaine recouvrée, elle devient le lieu de l’application la plus sage des préceptes de Stimmann. Les normes y constituent la partition d’une ville pensée dans l’auto-référence à des formes disparues. Non point dans l’identique, car il n’en est jamais question, mais dans la recherche d’une évocation efficace et sûre, qui restaure l’impression urbaine sans affronter le passé, et pose la ville contemporaine sans trop ouvrir, justement, au contemporain. L’objet le plus caricatural de cette logique est bien sûr l’Hôtel Adlon, dont la construction, selon une logique néo-historique, a été confiée aux architectes Patzschke, Klotz & Partners par le groupe immobilier Fundus. L’ambassade de France, de Christian de Portzamparc, produit plus complexe, est le résultat de nombreuses médiations entre le système normatif stimmannien et les souhaits d’un architecte connu surtout à ce moment-là pour son concept d’îlot ouvert. Si les normes ont encadré strictement l’expression de l’architecte en façade, dans un contexte foncier qui plus est difficile, le terrain donnant sur des murs aveugles, l’espace intérieur dénote une volonté d’échapper quelque peu à cette logique. Mais seules la DG-Bank de Frank Owen Gehry, et dans une certaine mesure l’Akademie der Künste de Günter Behnisch et Manfred Sabatke sont la marque réelle d’une distance par rapport aux volontés de Stimmann d’imposer l’usage de la pierre polie et la prééminence de lignes horizontales strictement normées. La distance est chez Gehry dans l’ironie d’un respect caricatural des normes, aussi bien sur l’apparence chromatique, les matériaux, les lignes, la proportion des ouvertures, accentuée par l’effet de perversion totale et insolente introduit déjà en façade par les contours galbés, et surtout derrière le seuil par l’expressivité exubérante d’une créativité qui par là dénonce la brimade imposée au-dehors. Quant à l’Akademie der Künste, sa façade de verre, négociée âprement sur la base d’une rhétorique de mise en valeur d’éléments historiques à l’intérieur, est un contrepoint fort aux dogmes stimmanniens.

D’une manière générale, le traitement par Hans Stimmann et ses services de l’axe d’Unter den Linden, hérité de Schinkel et porteur de la symbolique politique et culturelle de la capitale bismarkienne est allé dans le sens d’une inscription douce dans le cadre néo-historique. C’est d’un certain côté le triomphe du néo-néo-classique, et d’un autre l’invention d’un langage seyant tout aussi bien à la volonté de refaire de Berlin une capitale historicisée tout en évitant soigneusement les lourds accents urbains hérités du militarisme puis des dictatures et à la tendance issue de l’IBA à remplir des vides de la ville bombardée à l’échelle de ce qui existait avant guerre. Cette logique trouve sa limite au bout de l’axe historique d’Unter den Linden, dans les polémiques entourant la démolition du Palast der Republik et son remplacement par un bâtiment hybride inspiré, dans un façadisme de copié-collé, du modèle du Schloss des Hohenzollern dont les ruines bombardées avaient été détruites au début des années 1950. La grande réussite de Stimmann est d’avoir inventé le langage d’un historicisme consensuel pour la capitale fédérale, son échec est peut-être d’en avoir bridé le dépassement.

 

La négociation avec le gouvernement fédéral de la forme du nouveau quartier du gouvernement a été une des autres tâches essentielles de l’urbaniste. Il l’a résumée a posteriori de la manière suivante: «donner un visage à l’Etat ». Si le pari de fonder une architecture du pouvoir qui soit aussi le reflet d’une démocratie refondée est incontestablement réussi, de même que l’aménagement paysager des rives de la Spree, plus difficile est le lien entre ce quartier du gouvernement et la ville. L’isolement de la nouvelle gare centrale, à la marge de ce quartier, ajoute encore à cette sensation.

Le cas de la Potsdamerplatz relève aussi peut-être de la même difficulté de Stimmann à faire de la ville là où la situation qui lui est la plus chère, c’est-à- dire la recréation d’une trame néo-ancienne, n’est pas possible. Renzo Piano est choisi pour le dessin général du quartier Daimler. Hans Kollhoff construit l’immeuble emblématique de la place dans l’angle saillant, et sur la parcelle Sony, Helmut Jahn construit le Sony Center.

Au-delà des considérations essentiellement esthétiques, ce qui marque l’action de Stimmann autour du projet Potsdamerplatz, c’est assurément l’incapacité à faciliter la couture urbaine, d’une part entre les deux lots principaux de l’opération, et surtout avec la zone héritée de Scharoun autour de la Philarmonie, du Kulturforum et de la Staatsbibliothek. La Postdamer Platz est devenue le cœur vide de la ville, on peut dire aussi qu’elle n’est au fond qu’une agressive intersection routière, et que le seul espace public est à l’intérieur des parcelles privées.

 

Si le but implicite de son action, dans son contexte institutionnel et politique, était pour un personnage comme Hans Stimmann d’accompagner le tournant post-alternatif de l’urbanisme Ouest-berlinois en direction d’une gentrification douce, tout en étendant cette politique aux quartiers Est, et d’inventer un langage urbain qui sache manier la rhétorique de l’historicisation sans affronter les lourds passifs berlinois du lien entre forme urbaine dans la ville capitale et nation, alors il a réussi et su léguer à la ville un cadre apaisé. Mais s’il s’agissait, sur la base de la contestation de l’héritage et des dogmes du modernisme, à la faveur d’un grand tournant institutionnel, symbolique, politique et urbain, de faire entrer la reconstruction critique dans une phase opérationnelle et théorique qui sache dépasser le stade du conservatisme esthétique, alors Stimmann a plutôt incarné la voie d’un figement que d’une véritable éclosion. Dans le contexte certes d’une administration berlinoise extrêmement endettée et d’une économie peinant à trouver investisseurs et nouveaux vecteurs de prospérité, le travail de Stimmann n’était pas aisé. Mais il a peut-être, à trop vouloir assurer un apaisement symbolique, contribué à faire perdre à la ville son statut de modèle continental d’urbanisme.

 

Publié dans Berlin depuis 1945

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